Une œuvre, qu’est-ce donc ? Une vie ou tout comme.
Les objets qui s’égrènent pour constituer une œuvre se revendiquent d’un plaisir, mais y a-t-il toujours plaisir quand la nécessité de faire se heurte au front du monde et à la matière tenace de la peinture ?
Quand ces objets sont comme le dit l’artiste de probables miroirs de lui-même, la tâche ressemble à une quête essentielle dont on craint d’en connaître l’origine autant qu’on le souhaite.
Et il y a le travail qui n’ouvre que sur la perspective de ses quatre murs de l’atelier, mais la peintures les creuse de ses lumières. Lumières noires à nos yeux qu’il faut reconnaître d’un autre genre. Lumières qui prennent prétexte de notre regard pour aller vers un au-delà, point ultime de la quête de Bouman.
Sans fumée, sans musc ni fétiche, au-delà des images, venues non de la pensée et comme sous l’effet d’une possession, ses tableaux, – mais aussi l’entier de son œuvre – témoignent d’une recherche sans destination mais qui le présente aux autres dans la plus grande nudité, regard étonné, mais jamais perdu.
La peinture, comme un diapason, met l’homme à l’échelle de lui-même. Pas si haut – voilà bien longtemps que les idéaux sont devenus des marionnettes –, mais jamais au bas du désespoir, car toujours sur les pas de ces autres artistes qui avant lui tentaient de faire une clarté de la nuit.
Le feu des bronzes, la fulgurance du numérique, les tensions dans l’atelier, l’œil au bout de la main. Le cœur comme la clef d’une fugue qui ici fait œuvre.
Ici, il n’y a pas d’oracle, et comme en tout ce qui tient la spiritualité la réponse est dans la question même que ne cesse de nous poser ses figures.
Dans l’atelier de Hans Bouman
Je m’en souviens comme si c’était hier : j’ai vu pour la première fois les œuvres de Hans Bouman dans la galerie de Massimo Riposati, située via Garibadi, dans le quartier du Trastevere à Rome. Le regretté Riposati m’avait demandé si ses œuvres m’intéressaient, si je me sentais d’écrire un essai à leur sujet. Oui, elles me plaisaient, et j’étais prêt de me lancer dans l’aventure, même si j’ignorais tout de cet artiste.
Ces quelques pages ont bien paru, dans un vilain catalogue publié en France. Mais j’ai dû attendre plus d’une décennie avant de faire sa connaissance. Il avait un physique très caractéristique de son pays d’origine et était devenu le Kees Van Dongen de son temps, car il était le seul artiste hollandais connu à Paris. Il continuait à peindre des tableaux qui ressemblaient beaucoup à ce que j’avais vu à Rome : de longues têtes noires qui surgissaient du néant et constituaient un mélange d’art nègre et de déformation moderne. Elles avaient, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, quelque chose qui en imposait beaucoup et qui possédait je ne sais quoi de religieux. Pourtant, il m’apparut très vite que l’artiste n’avait pas eu une intention spirituelle. Ou tout du moins sa spiritualité aurait été celle de l’art, comme le stipule le célèbre ouvrage de Vassily Kandinsky. Et nous étions en un temps où la répétition était une vertu. Cela va de soi, ses têtes qu’on aurait pu croire énormes comme les énormes statues renversées sur l’Ile de Pâques, avec des traits assez similaires : outre la dimension, le mutisme, la force hiératique, la grossièreté des traits du visage, les socles imposants… Mais Bouman est avant tout un grand amateur de l’Afrique, où il est allé à plusieurs reprises (il en a d’ailleurs rapporté des statuettes qui lui ont inspiré de belles sculptures).
Mais, plus je les regardais et plus je me disais que je faisais fausse route. Ces figures n’étaient peut-être pas colossales, elles n’étaient pas nécessairement d’inspiration africaine, et n’évoquaient pas un passé lointain. Non, il ne faisait pas de l’archéologie. Quel que soit l’influence de cet art rituel des tribus du continent africain, il est certain qu’il a visé un contenu des plus modernes. Non pour être à la mode, cela va sans dire, mais parce que sa peinture avait été conçue à cette fin : elle devait beaucoup à l’expressionnisme, sans l’imiter. Il avait le besoin de produire un masque pour dissimuler quelque chose qui se rapproche plus d’Alberto Giacometti que d’autre chose.
Là où le blanc régnait en maître chez le premier, pour lui, le “la” sera donné par ses teintes ténébreuses.
Un beau jour, il a abandonné le registre qu’il avait exploré pendant des années pour faire diverses expériences, comme des ouvrages engendrés par l’électronique. Puis il est revenu à la peinture et a présenté des corps disloqués qui étaient composés de différentes couleurs. C’était une anatomie dont on ne pourrait trouver l’équivalent en peinture que chez Francis Bacon. Mais il n’y avait dans son cas aucune volonté tragique de montrer la nudité de l’homme, qui ne serait plus que de la chair sanguinolente de boucherie. Au contraire : ses formes sont certes énigmatiques et troublantes, mais elles ne présentent rien d’effroyable. Elles sont là pour donner à voir la dimension labyrinthique de l’être, et l’idée qu’on s’en fait dès qu’on tente de plonger dans les tréfonds de sa réalité. Cette suite était remarquable, car elle possédait quelque chose de déroutant et tenait lieu de méditation métaphysique. Mais, je le répète, sans aucun aspect sombre et morbide, à l’opposé des vanitas de ses ancêtres du XVIIème siècle. Il ne s’est jamais voulu métaphysicien.
Plus récemment, il a tenté de faire une synthèse de toutes ces périodes et a associé des têtes réduites, grossièrement cernées, des fragments de corps et des fonds blancs ou striés de bleu, avec toujours beaucoup d’ocre brun. Il en est arrivé à imaginer des ensembles abstraits (ils nous apparaissent tels au premier regard), ou alors des compositions abstraites avec un registre chromatique réduit à trois couleurs (par exemple : le blanc, le bleu et un brun rouge) où n’apparaît qu’une tête de taille modeste et décentrée. L’effet est frappant : en ayant moins d’éléments encore, ceux-ci prennent une consistance mystérieuse et prégnante. Il franchit une nouvelle étape de son parcours : il ne change jamais de cap, mais ne fait que modifier singulièrement le rapport entre ce qu’il « dessine » et les éléments du spectre dont il s’empare. C’est d’une beauté qui n’est pas apaisante, mais comme une question dont on ne trouve jamais la réponse, sans pourtant plonger le spectateur dans des abîmes d’angoisse. Non, les tableaux nous interrogent sans cesse et n’espèrent pas tirer de nous une quelconque réponse car ils n’auraient plus aucun pouvoir. Ils perdraient tout intérêt. Ce qui nous fait les aimer, c’est qu’ils constituent des miroirs où notre pensée est mise en difficulté et notre sensibilité remise en cause. La peinture sert à cette fin : ne pas refléter nos goûts et nos inclinations, mais les soupeser et se demander si nous n’étions pas dans l’erreur. Le beau est ailleurs. Hans Bouman nous offre une beauté porteuse d’énigme et c’est ce qui fait son grand talent.
Les âmes silencieuses
« Je sens qu’une toile est achevée quand tout en elle est justifié » annonce Hans Bouman qui, par une obsédante et infinie découverte de la figure, en quête d’une harmonie aussi subtile qu’omniprésente, explore la présence humaine dans sa masse, sa force, son aura.
Depuis une trentaine d’années, l’artiste néerlandais, ancré à Paris, construit son œuvre tell un mantra, habité d’une souterraine et indomptable énergie. Ses êtres sans visage, au regard sans prunelle, semblent conter un au-delà intérieur. Leurs corps morcelés libérés d’une physique pesanteur flottent dans un air épais, comment dansent parfois les statues.
Chez Hans Bouman, pas d’anecdote ni d’artifice : tout est aussi réel que symbolique, aussi terrien que spirituel. La réalité devient un ferment de mystère, où, en peintre de l’âme, il plonge son regard introspectif pour s’y confondre.
« Quelque chose de l’esprit qui se mélange et se superpose »
D’opacités crayeuses en contours épais, d’accidents de reliefs en strates tangibles, qui lui ont valu, à tort, une étiquette « matiériste », Hans Bouman sert une incarnation souveraine, immobile et mouvante, hypnotique et fière. Sur le fil tenu d’une vérité à découvrir, il brosse, gratte, applique, conjugue les apports formels de son périple intérieur, nourri d’observations, de rencontres et d’immersions en terres inconnues. Ses voyages en Chine, au Moyen-Orient, en Asie du Sud-est et en Afrique – où il s’est rendu plus d‘une vingtaine de fois – annoncent souvent, comme des prémonitions, d’intuitives retrouvailles.
« Mon premier séjour au Burundi fut une redécouverte, comme si je connaissais déjà ce pays et son continent dans leur profondeur, leur essence et leur silence. » Ses nombreuses expéditions auraient-elles alors la vertu d’une thérapie de l’émotion, permettant d’évacuer les constats, ne lui laissant plus à peindre que l’essentiel. Car tel un pèlerin ou un chamane, Hans Bouman a pris la route là où tout commence, dans l’esprit d’un homme aux traits énigmatiques, à l’expression animale, à la plastique minérale. Le chemin qu’il emprunte est rude, jonché d’obstacles, d’impasses et de chausse-trappes, mails il le porte vers cette forme dont l’archaïsme fertile et la vigueur tellurique synthétisent et interrogent les civilisations. Des contraintes du peintre naissent leur pouvoir libérateur, une rigueur de l’épure et une exigence absolue.Une constance de l’épure. Dans cet élan, la couleur, longtemps absente de son œuvre, surgit aujourd’hui comme un signe : « Elle tend à purifier ma peinture, » conclut-il.
Ainsi, lavée de tout superflu, animée d’une vie sourde et vibrante, la figure de Hans Bouman se dresse, divine et démoniaque, sans titre ni référence, dans un monde sans repère, un réalisme sans rivage, un expressionnisme sans affect.
Toute puissante, partant de son essence pour y revenir sans cesse, elle invente, avec sagesse, un langage immortel. Une poésie universelle ?
Depuis les années 80, Hans Bouman a donné naissance à un monde dominé par un visage d’homme. Et cet homme est noir. Il est noir à plusieurs titres : noir de peau, peut-être, car l’Afrique l’a toujours attiré, mais noir aussi d’un point de vue intellectuel. Il fait aussitôt penser à une image totémique, aux traits hiératiques, à la stature impressionnante, presque démesurée, à l’expression impénétrable. Sa physionomie, bien qu’elle ait beaucoup changé au fil des années, parfois d’un tableau à l’autre pendant une même période, sa manière de le peindre a aussi beaucoup changé, avec des dominantes brunes, qui se rapprochent du brou de noix, et le plus souvent des dominantes noires. Peu à peu, son visage a les yeux clos, s’allonge, prend une apparence onirique ou cultuelle. Il se transforme sans cesse tout en restant immuable dans ses principes. Il se referme sur lui-même et se pétrifie. Mais ses variations le rendent vivant. Son expression est parfois sereine, parfois terrible. Il peut ressembler à une apparition fantomatique sortie du néant, un être terrifiant qui s’est échappé d’un espace sombre et désespéré. Mais il est difficile de savoir s’il a tout à fait à voir avec une tête minéralisée ou à une statue taillée dans un bois rongé par le temps et les agressions des éléments. Bon nombre de ces visages sculpturaux, quand ils sont vraiment noirs, sont rendus par des tonalités très différentes. À mon sens, tous ces visages n’en sont qu’un saisis à divers moments de l’existence de l’artiste, de sa pensée, de sa relation au monde et aux autres. Ce sont des autoportraits sous un masque. Ou, plus exactement, le masque est le véritable portrait qu’il entend nous faire observer et non son propre visage comme avait pu le faire son compatriote Rembrandt autrefois avec une incroyable obstination. Le geste pictural remplace l’exactitude des traits et le phénomène de la série, la répétition d’année en année de ce regard sur soi-même. La seule chose qui le rapproche de l’auteur de la Ronde de nuit est ce besoin de raconter son existence et de se révéler tel qu’en lui-même dans les seuls termes de la peinture. Hans Bouman n’a pas peint que ces visages majestueux et un peu effrayants. Mais, à partir de l’an 2000, il a décidé de renouer avec cet usage et de reprendre des figures qu’il traite d’une manière assez diverse. Le cadrage de la tête est plus élaboré. Le contour du visage, son modelé, est à la fois plus statique (pariétal) et pourtant plus charnel, raviné, dramatique. Ses yeux sont cernés et il émane d’eux des sentiments forts. Quand on le découvre de profil, ses traits sont rendus par des estafilades noires. On songe quelques fois à un Christ flamand supplicié, à la chair douloureuse ci blessée. Cette face souvent aveugle nous scrute, nous interroge, nous intrigue, nous fait peur, nous remet eu question. Énigmatique et chargée d’angoisses, cette tête picturale est la manifestation d’un désir de retrouver l’âme de l’art « nègre », de la grande peinture hollandaise du Siècle d’Or et de la modernité cubiste, entre autres. Hans Bouman travaille plus par défaut que par excès ci même si son sujet est fort et prégnant, il a une retenue naturelle qui veut que le mystère demeure et que le spectateur se retrouve seul devant un être qui a un aspect monstrueux et la fonction d’un sphinx : c’est chacun de nous qui doit découvrir dans tout ce noir ce qui gît au fond de son âme.
L’Afrique fantôme, d’Hans Bouman
D’aucuns se souviennent des grandes têtes hiératiques qu’Hans Bouman avait peintes pendant les années 1980. De toute évidence, leur inspiration était surtout africaine (et nul n’ignore que l’artiste éprouve une authentique et profonde passion pour les cultures traditionnelles du continent noir). Ce qui frappait alors dans ces compositions majestueuses, ce n’étaient pas les références plus ou moins affirmées à ce qu’on appelait à l’âge du cubisme l’« art nègre », mais plutôt le travail de la matière, dans l’épaisseur et la densité de la matière ; et aussi le travail de la couleur, qui procurait le sentiment d’un noir prégnant et pourtant impur. Depuis lors, son travail a beaucoup évolué. Récemment, comme on a pu le voir lors de son exposition personnelle à la galerie Area, Bouman s’est employé à explorer les ressources de la composition virtuelle, aboutissant à des œuvres associant les pratiques anciennes et les pratiques liées aux nouvelles technologies.
Depuis quelque temps, et cela se vérifie depuis son exposition personnelle à Clamart et puis lorsqu’il a participé au Rêve de Joseph K à la collégiale Saint Pierre d’Orléans, le peintre a choisi d’une part de revenir aux têtes emblématiques héritées de son Afrique intérieure et, de l’autre, à une purification des formes et une plus grande fluidité de son style. Il en résulte des volumes sculpturaux, puissants, impressionnants, qui paraissent constituer des masses pondéreuses dans un espace qui semble immatériel et emporté par des mouvements aériens. Il est vrai qu’il s’est aussi consacré à la sculpture, à la sculpture monumentale autant qu’à la sculpture ornementale. Cette expérience lui a appris à imaginer des tableaux qui puissent être à la fois la magnification de la matière et de sa masse et l’expression d’une abstraction qui est celle de la peinture, la peinture étant la fabrication d’un simulacre quel que soit le rapport établi avec le monde réel ou avec le monde des abstractions.
Hans Bouman est parvenu à franchir un cap décisif dans son histoire personnelle : ces œuvres nouvelles prouvent qu’il a gagné une plénitude et une force alors que son écriture s’est libérée d’influences contraires et donc contraignantes. La subtilité du dessin fait corps avec l’exercice même de la peinture dans une fusion qui attribue à chacune de ses toiles une subtilité et une intensité qui ne se démentent jamais.
Sans doute me dira-t-on que j’extrapole, mais ces compositions sont à mes yeux un cycle d’autoportraits. Mais, à l’inverse de Rembrandt, ce ne sont pas ses propres traits qu’il trace et dont il joue, mais ses sentiments, ses passions, ses doutes, ses rêves, sa pensée de la peinture entre le virtuel et le tangible. En somme, voici des autoportraits secrets dont on ne sait s’ils prennent consistance ou vont s’effacer peu à peu, avec toute l’énigme qu’ils supposent.
J’ignore si Hans Bouman connaît le portrait pour le moins surprenant que Bartolomeo Venero a exécuté au début du XVIe siècle à Milan. Le jeune homme a un visage au visage allongé et souffre d’un strabisme marqué. Sa tête est couverte d’une coiffure magnifique et il porte un manteau bordé de fourrure et brodé d’entrelacs dorés – les mêmes entrelacs qu’on retrouve autour du labyrinthe parfait qui lui recouvre presque entièrement la poitrine. Celui-ci est peint en opr et se découpe sur un fond noir (je dis bien « peint », car il est difficile de l’envisager comme une pièce de son habillement).
Qu’on ne me demande pas ce que peut signifier cette composition car malheureusement je l’ignore. Mais elle peut néanmoins fournir un lien précieux avec ce que Hans Bouman a voulu entreprendre avec ses œuvres récentes. En effet, il a voulu établir une corrélation étroite et directe entre la configuration dédalique dans sa manifestation la plus classique (c’est-à-dire comme représentation idéale du monde) avec des images de synthèse qui reproduisent des figures de la peinture de la Renaissance. En sorte que nous avons affaire avec un peuple d’ombres qu’il met en scène sur la toile par superposition et collage. Une sorte de mélancolie diffuse mais prégnante entoure ces compositions. L’association de ces deux éléments, le premier étant de nature symbolique, le second, appartenant à l’histoire de l’art, donc à notre mémoire commune, étant extrapolé, hors contexte, comme éloigné de tout ce qui a fondé son identité, produit un effet de mystérieuse abstraction. Ils jouent sur le registre des réminiscences, mais aussi comme entités plastiques en soi et pour soi. De leur confrontation abyssale découle une énigme. Mais l’artiste a-t-il vraiment placé ce piège au cœur de son dispositif ? Je ne crois pas qu’il ait souhaité se transformer en sphinx pour faire de chacun de nous un Œdipe en puissance, placé dans l’impossibilité de répondre. Je pense plutôt que c’est lui-même qu’il interroge chaque fois qu’il conçoit un tableau. Il se demande ce que peut la peinture à l’heure qu’il est et quelle relation elle peut encore ébaucher avec son récipiendaire. Le voyage intérieur qu’il a commencé depuis qu’il a embrassé le métier de peintre l’a fait aborder sur des rives obscures et minées. Maintenant qu’il a le sentiment de se rapprocher du centre, les questions n’ont pas que de se multiplier, se faisant plus pressantes, plus angoissantes, mais aussi plus exaltantes. Surtout si le centre n’a jamais existé.
Comment ne pas faire un autre rapprochement avec ces lignes de l’Inscription pour un labyrinthe de Daniel Gaspard de Lohenstein où ce dernier avertit le lecteur en 1676 : « Combien vous vous trompez mortels, en voyant dans ce trompeur édifice une tromperie qui veut vous égarer. »
Cher Hans
Tu te plais à souligner que tu n’es plus hollandais, après plus de 25 années vécues en France. Pourtant la voix de la peinture néerlandaise résonne profondément dans ton œuvre, et on ne saurait te dissocier de ton contexte originel : Rembrandt se cache dans la constance des portraits et dans la véhémence des proportions. Mondrian se cale à tes côtés dans l’abolition de la perspective et la construction.
Ton arrivée à Paris en 1980 marque le début de ton aventure picturale : « Une mer de temps s’étalait devant moi, je récupérais toute ma fatigue », me dis-tu. Ce sommeil mystérieux qui s’abat sur toi pendant un an, est-ce le temps de gestation nécessaire pour que tu deviennes peintre ?
Lorsque tu abordes cette aventure, tu ne sais rien encore du temps tragique qui t’attend. Pendant trois longues années, tu vas te confronter à un vide effrayant : QUE PEINDRE ?
Pour conjurer ce vide tu t’attaches à peindre les objets du quotidien – paquet de cigarettes, téléphone…-. Cela a-t-il été ta manière à toi de t’approprier cette nouvelle société ?
Finalement tu discernes que c’est l’être humain, et exclusivement lui, qui t’intéresse.
À partir de 1985, et pendant une dizaine d’années, ton œil, comme le zoom de l’appareil photo se rapproche de la tête : « Parce que tout est dans la tête : le bien et le mal, les sentiments ; c’est le lieu de la réflexion et de la pensée ».
Un besoin inlassable de dire l’Homme s’empare de toi.
Comme le marcheur pour qui chaque pas fait naître une randonnée, pour toi chaque tableau de tête fait éclore une série.
Une série ce n’est pas une durée, c’est une suite de temps arrêtés, d’instants d’émotion.
Hans tu travailles et tu cherches sans cesse. Tu veux te surprendre, toujours.
Ton regard scrute, épie, fouille à l’intérieur comme s’il voulait découvrir une énigme. Énigme que tu traites d’un geste brutal, tranchant, construisant par méplats des visages taillés à coups de serpe : « Je suis un constructeur d’images, je trouve une solution au tableau plus par la technique que par la forme ».
Par les ocres, les bruns, les noirs et les ardoises, tu traques l’ombre et la lumière, bien que tu dises : « Je ne suis pas coloriste, j’aime la couleur chez les autres ».
Ces portraits sont pour toi des épreuves. Ils te permettent de tenir tête aux exigences de la peinture, d’en relever le défi.
La patience, l’humilité, l’acharnement sont nécessaires. Cette recherche obstinée est indice de ta volonté et de ton ambition.
Tu recommences encore et encore la même tête car elle n’est jamais la même.
Dans une série ce qui varie c’est la matière – l’épaisseur de l’empâtement -, c’est la couleur – l’intensité des noirs et des bruns -, c’est la lumière, c’est l’expression. Tu revendiques : « Quand je ne comprends plus rien à ce que je peins, il reste le mystère, le sentiment, l’instant, l’émotion, c’est ce que je fais de meilleur ».
Les différences comme les ressemblances sont les traces d’une recherche. Les traits du visage ne sont qu’indications, comme le visage du suaire.
La bouche est fermée. Tu affirmes : « Je ne dis rien donc je dis tout. Surtout pas de parole, l’explicite pourrait tuer mon travail ». Les yeux sont fermés, les oreilles sont invisibles, le cou est marqué par un trait de manche de pinceau taillé peut-être, la tête est tendue, impassible.
Les yeux clos nous disent des regards plein de silences
La bouche close nous dit l’écoute intérieure
L’oreille absente nous dit le dialogue solitaire
Les yeux clos fouillent de leur regard rentré un monde intime
La bouche close hurle la souffrance de l’accouchement de l’œuvre
L’oreille absente dit la solitude
Les yeux clos pleurent de tristesse
La bouche close dit l’instant
L’oreille absente nous dit qu’il n’y a rien à comprendre
En 1995, le travail de la matière te lasse et tu recherches plus de fluidité dans la matière. Tu troques les papiers goudronnés, le carton et la colle contre le papier de riz abondamment mouillé avec de l’eau. Tu joues avec les reliefs aléatoires qui apparaissent sur la surface de la planche.
La peinture commence à te rendre comme fou.
Pour te sortir de l’obsession des têtes tu fais une brève incursion vers les Déesses, et tu les nommes. Pour la première fois.tes tableaux ont un titre.
En 1999 tu achètes un ordinateur.
Tu construis le temple du passage Piver où tu vis et où tu travailles.
Puis tu voyages. En Afrique surtout. Là, des objets, des bois fossilisés, des matériaux de récupération deviennent totems.
La sculpture prend de l’importance dans ton oeuvre, au même titre que ta pratique picturale. « Je m’écarte du pinceau et je construis ». L’art nègre est sublime car il est sans signature, sans recherche de reconnaissance par l’argent. Son but t’apparaît sacré – en vue de la fécondité, par exemple -. Dans ce sens tu dis que c’est un art utilitaire, comparé à celui de l’occident beaucoup plus intellectuel.
Pour toi Hans la beauté absolue c’est Giotto. Tu y ressens une intensité, comme une sorte d’érotisme. C’est un art qui éduque comme le ferait un livre. Tu considères qu’après Giotto tout a été dit ou presque et qu’après il y a eu une crise de la création artistique.
Aujourd’hui Hans tu te retrouves devant le même vide terrifiant de tes débuts. « Venir après Picasso et Giacometti c’est trop dur, avoues-tu, la peinture est morte, tout est déjà fait ».
Tu analyses la crise de création que tu affrontes par la dépression du marché de l’art. Les galeristes prenant moins de risques, perdent leur dynamisme. Beaucoup d’artistes quittent la France. Dans ce contexte, ton énergie créatrice décroît. Tu deviens amer.
Hans tu es à vif. Dans une quête inquiète, tu nous supplies de regarder tes nouvelles propositions :des têtes encore et toujours.
Tu sais tirer parti du regard des autres, il te donne une distance par rapport à ton travail.
Comme un retour aux sources, tu te balades un carnet de croquis à la main. Avec l’ordinateur, tu transposes tes dessins, les agrandis, les imprimes et les repeins en les quadrillant. L’ordinateur devient ton pinceau numérique, la photo et la vidéo tes nouveaux outils. Te réclames-tu aujourd’hui comme autrefois constructeur d’images ?
Comme tout grand artiste tu es conduit à l’humilité, à la simplicité. Dans cette difficulté, tu es éprouvé. Tu souffres, – seul avec ta peinture -. Cette solitude, sans repère et sans réponse, n’est-ce pas aussi la nôtre face à l’irrémédiable de la condition humaine ?
Hans nous te suivons dans ta démarche, au moyen de ces portraits que tu peins, que tu sculptes, que tu numérises, que tu photographies.Tu le sais, ton œuvre n’a d’importance que si elle appartient au sacré, au spirituel.
La métamorphose qu’est la création artistique ne conjure-t-elle pas ton désespoir ?
Avec toute mon amitié,
Annick CHANTREL LELUC, Octobre 2006
Pas plus qu’un mystique ne se répète tandis qu’il prononce une fois encore ce qui appartient à son rite, Hans Bouman investit ce qui n’est pas de l’espace mais témoigne d’une conception du temps; ce par quoi l’art échappe au visuel pour définir au-delà des mots, ses emblèmes.
La peinture – du moins celle-là – ne serait pas un acte de production, mais l’actif témoignage des nécessités de l’art nous permettant d’approcher les inappropriables forces qui constituent les mythes et les mystères fondateurs de l’homme. En refusant la séduction, il nous invite à quelque transcendance, à mêler l’émotion éprouvée au soufre grave d’une pensée qui dépasse le corps et le mesure à ce qui le déborde les mystères mêmes qui l’organisent et le fondent. Cette peinture n’est-elle pas là pour nous rappeler et vaincre la mort ?
Ils sont ces tableaux, une borne entre la vie et cette autre chose, qui tel un gouffre ressenti apparaît resouvenu, jachère commune où le peintre nous dit que les blessures de chacun sont celles de tous.
Son engagement, c’est de donner plus de voix à la matière picturale, aller au-devant de cette objectivité de la peinture qui prête sens à sa recherche et affirme encore plus fortement son point de vue spirituel.
Car si c’est du sens, celui-ci s’affirme au travers de ce que l’on voit et imperceptiblement change ses tons ; ils deviennent plus fluides, aériens.
Ils offrent de changeantes surprises, tandis que l’artiste explore une palette neuve, d’autres superpositions de papiers plus fins et translucides comme si lui aussi avait rencontré la lumière – peut-être en Italie…
Avec la mesure qu’on lui connaît, il envisagerait d’explorer son éclat, prudence de celui qui comme Eliphas Levi sait que « noir est le soleil pour qui le regarde en face ».
Il est hollandais, vit depuis des années à Paris et se concentre sur un seul et unique sujet : la tête. Ce n’est pas du rabâchage stérile mais une quête obstinée. La rétrospective que lui consacre le superbe espace Kiron pour saluer ses dix années de peintures, dessins, gravures et livres, révèle que dans la noirceur d’un trait, dans le dessin épais et par l’emploi de jus bruns sur la toile, le propos de Hans Bouman relève quasiment de l’interrogation existentielle : quel visage, quel espoir, quel sens donne l’homme à sa vie aujourd’hui.
Le double visage d’Hans Bouman
Saint-Denis, banlieue parisienne. En bordure d’une bretelle de l’autoroute du Nord, au fond d’une cour, une ancienne imprimerie. Au milieu de la porte, six lettres peintes : BOUMAN. « Je ne suis pas un peintre classique. Je construis des images », prévient celui qui l’ouvre. Le grand jeune homme pâle s’efface pour laisser voir de longs murs blancs. Au milieu de la pièce, un masque dogon, taillé dans un interminable tronc d’arbre africain, trône au-dessus d’un poste de télévision. À gauche, quelques pots de couleurs (des bruns et des gris pour l’essentiel) et des pinceaux. À droite, une réserve. Quelques peintures terminées y attendent leurs collectionneurs. Au dos des châssis, une date. À la surface des toiles, une tête : « Mon âme, ma signature, l’endroit où j’entre dans l’œuvre. »
Depuis dix ans, Hans Bouman peint le même visage. Depuis dix ans, il répète les mêmes gestes : horizontaux pour le front, le menton, les yeux et la bouche, verticaux pour le nez et diagonaux pour les joues aux allures de lames de couteaux. Depuis dix ans, les critiques d’art saluent la dimension emblématique et les allures primitivistes de ce motif exclusif. Alors, quoi de neuf ? « Je ne cherche rien. C’est une bagarre qui continue. Je ne sais absolument pas où je vais. À un moment, j’ai eu le sentiment d’impasse. Je n’avais plus d’émotion. Rien que de l’angoisse. Mais, à présent, je sais que le même est toujours différent. » Yeux bleus, cheveux de paille, Hans Bouman parle doucement. « Des années de travail ne tiennent pas en quelques mots », dit-il en dévoilant un grand format récent. Le visage y est particulièrement vertical, anguleux, cristallin. Net. Comme si le peintre y avait raccourci la distance qu’il maintient habituellement entre lui et son sujet, celle qu’il matérialise avec des effets de matière. Des croûtes, des plissements. Des hommages à Rembrandt. Des semblants de plaies. « Je cogne cependant moins comme un boxeur que comme un joueur d’échecs. »
Comme une peau brûlée, une ampoule emplie de lymphe née à l’endroit d’un frottement répété, et sur laquelle on presse régulièrement pour se persuader que le corps sain vibre toujours en dessous, chacune des œuvres d’Hans Bouman est tendue, chaude, translucide. À l’endroit où son pinceau appuie le plus, le visage synthétique qui apparaît immanquablement rappelle que la peinture n’a jamais eu d’autre double nature que celle de fenêtre et de miroir. Et que celui qui la regarde ressemble toujours à ce qu’il voit.
Rainer-Maria Rilke dans ses lettres sur Cézanne écrit : « Lorsqu’on peint, on peut déboucher soudain devant une chose si démesurée que personne n’en viendra jamais à bout. »
C’est peut-être en toute ingénuité qu’Hans Bouman s’est avancé sur ce chemin. Alors, « la chose démesurée » s’est imposée de façon obsessionnelle : la tête humaine à la fois miroir de l’autre et sans doute autoportrait mental, microcosme symbole de l’esprit, opposé au corps manifestation de la matière.
En cadrage serré, proche du gros plan, l’artiste par des couleurs somptueuses quoique austères (gris, noir, ocre, vert, bronze, rouge éteint, blancs salis), construit ses toiles d’une expressivité poignante.
La tête, toujours solitaire, propose un face-à-face, elle interroge, on l’interroge, et de cet échange muet peut-être jaillira la réponse, chargée de mystère avec ses yeux sans regard, elle instaure comme l’icône une communion au secret des choses et du temps. On songe au Christ de Georges Rouault.
Cette charge spirituelle est incarnée dans une matière banale faite d’acrylique, de pigments, de plâtre de terre, de carton ondulé, de papier froissé. La technique acquise a l’Ecole Graphique et aux Beaux Arts d’Amsterdam permet de calculer le juste rapport entre l’objet, le fond, la forme, la couleur, le trait, la lumière, les contrastes. Tout concourt à l’essentiel pour une peinture de haute qualité.
La ténacité de ce matiériste, Sisyphe prêt à représenter cent fois une tête toujours différente est un défi jeté à l’art. Dans un tête-à-tête dramatique, l’artiste tente de répondre aux éternelles questions que se posait ainsi Voltaire : « Que suis-je ? Où suis-je ? et d’où suis-je tiré ? Atomes tourmentés sur cet amas de boue… ».
Visages…
au plus loin de toute physionomie,
plus encore de toute psychologie,
au plus extrême que l’on puisse envisager
de dévisager le visage de l’homme.
Visages…
au-delà des émotions,
au-delà des sentiments,
au-delà des impressions,
au delà des préoccupations,
des spécifications, des cultures, des “races”,
tellement au-delà de toutes particularités
que chacun peut y découvrir son visage,
à quoi il ressemble quand,
mille et mille fois par jour,
(combien de fois par vie ?),
il vacille entre l’informe et la présence,
trébuche d’absence à centre,
puis entre auréole et tache,
sans cesse.
Visages, ici, sans histoires ni histoire,
délivrés du vain souci
de se composer une figure,
depuis longtemps purgés des
‘misérables petits tas de secrets”,
seulement concentrés sur l’étonnement d’être homme,
c’est à dire d’être au monde,
et de lui faire face.
D’être face à sa face.
Visages au bord de basculer,
en lisière de se perdre,
vers l’informel, l’insignifiant,
entre la brutalité du bloc et la gratuité du geste.
Visages au bord.
Au bord de tout autre.
Mais juste au bord.
Mais au bord justement.
Et nous révélant combien il est évident de trouver la figure humaine,
et combien il est impossible de la défigurer,
de la nier, de la perdre, de la confondre,
mais aussi à quelques extrémités de sens
et de puissance on peut la porter.
Visages de Hans Bouman.
Portraits de l’artiste en tant qu’homme,
obstinément chercheur de ce qui lui résiste,
obstinément résistant à ce qu’il trouve,
obstinément s’interrogeant en silence
sur cet enthousiasme insatisfait,
notre nature.
Au moment où tant et tant d’entreprises saumâtre
tentent de faire du visage un logotype,
cette œuvre consacre, célèbre et adore
l’impossibilité d’y voir jamais autre chose
que le plus vertical de tous les horizons.
Tous ceux qui connaissent un peu son travail le savent : Hans Bouman est un peintre de têtes. Comme on dit peintre de nus ou peintre de corps. De têtes, donc. Et au pluriel, nuance. Peintre de tête supposerait un profil conceptuel.
Bouman ne penche pas de ce côté-là. Pas du tout. En ce sens, il est plus un peintre de corps. Qui ne peint que des têtes. Alors ses têtes sont des corps. D’accord. Dont seule la partie supérieure est figurée. Pour la spiritualité et la parole bien sûr.
Mais tous ceux qui connaissent son travail le savent aussi : la peinture de Bouman a progressivement changé de tête. On se souvient des premières : matières grises, bleu ardoise, bleu gris et gris fer leur donnaient un air de pierre. Clin d’œil au “Je suis belle, ô mortels comme un rêve de pierre” de Baudelaire. Monolithiques, muettes, magnifiques de hiératisme, on les sentait chargées d’une intense intériorité. Les premières pierres de l’édifice étaient posées, restait à leur donner la parole.
Pour casser le silence de ses têtes, Bouman décida de les changer de peau. Comme on enfouit quelque chose dans la terre, il les enfonça dans la matière et dans la couleur, devenue plus sombre et quasi monochrome. Période noire, période d’airain. Seule la matière pure, en accrochant la lumière rasante, permettra à. la figure de tenir tête. Sous la forme d’une trace, d’une subtilité, d’une émergence, dont la lumière, intérieure celle-là, donnera toute la force, la gravité et surtout cette formidable présence.
Et puis nouvelle étape, et nouvelle mue avec ces dernières pièces qui voient la couleur remonter à. la surface : des dorés, des bruns, des ocres, des rouges pour évidemment donner plus de chaleur et de vie à la toile. Après la pierre et l’airain c’est la période du bois, de l’arbre.
Et les têtes ? Elles sont d’autant plus vivantes que leur lumière vient du dedans de l’intérieur de la couleur. Et d’autant plus en forme qu’elles semblent sculptées dans la toile comme dans une écorce ; comme sorties de la masse pour mieux se détacher du support. À l’image même de ce triptyque où Bouman a dressé la tête sur le panneau central pour ne mettre que de l’espace sur les deux autres. Avec ces espaces différents et structurés, il crée ainsi un rythme et fait vibrer l’ensemble. Il donne de l’écho et fait prendre l’air à sa tête. Il la fait respirer et donc vivre. À l’image aussi de ces petits formats où les têtes ne souffrent d’aucuns maux d’espace et qui montrent que, quelle que soit l’échelle choisie par l’artiste, elles savent garder leur sens de l’équilibre pour prendre toute leur dimension.
En fait, à un poil de pinceau près, elles sont prêtes à parler. Pour nous raconter quoi ? Sans doute ce que Bouman lui-même a dans la tête et qu’elles nous donnent déjà à voir : l’approche de sa fascination, sa volonté d’extraire l’essence et tous les sens possibles d’une même figure, sa recherche d’une évidence et sa quête du nom.
Et presque prêtes à nous jouer la petite musique qu’il veut lui-même entendre de sa peinture.
Hans, le tenace
Il y a deux problèmes: Hans Bouman et la tête.
Il y en aurait bien un troisième, la tête de Hans Bouman, la tête têtue de Hans Bouman… Mais ceci serait une autre histoire. Enfin, presque…
Hans Bouman, donc. De l’école hollandaise. Je ne sais trop comment définir l’esprit hollandais, sinon qu’il me paraît souvent libertaire et toujours tenace. Et quant à ceux qui se mettent à être tenacement libres, tenacement libérateurs !
Frans Hals, tenacement arrachant les Régentes de Haarlem à la grisaille de la mort quotidienne pour les précipiter dans le gris vivant de la peinture.
Rembrandt, tenacement arrachant à la peinture un ultime sourire pour le jeter à la gueule de la mort.
Van Gogh, tenacement arrachant l’univers à sa folie pour le jeter tout vif et tourbillonnant dans la fournaise de tournesols affolés, de tournesols affolants.
Mondrian, tenacement arrachant la nature à sa débordante luxuriance pour le soumettre à une discipline de fer et d’esprit.
Ce peuple, tenacement conquérant les deux cinquièmes de son territoire sur l’inhabitable, comment n’aurait-il, en sa peinture, conquis beaucoup de visible sur les hautes eaux de l’invisible ?
Et comment le peintre hollandais travaille-t-il ? Essentiellement en endiguant. Il refoule, exclut, éloigne patiemment, ascétiquement, tout ce qui ne lui est pas essentiel, son essentiel, ce terrain où il veut s’établir et se tenir fermement. Terrain qui sera bien le sien, investi et connu pouce par pouce.
Feuilletant les carnets de dessin que réalisa Bouman lors de son arrivée à Paris, en 1980, on ne voit guère qu’un paquet de Gauloises, feuille après feuille interrogé, étudié, fouillé, considéré ouvert, fermé, froissé, sommé de livrer tous les secrets de sa banalité. Puis ce fut un morceau de camembert, lui aussi soumis à la question du pastel, avec la même obstination à le faire parler, à saisir, par lui et par le dessin, tout le goût de la France.
Hans Bouman délimite son champ, puis le soumet à un travail d’attention soutenue, d’investigation serrée, et ne l’abandonnera qu’une fois examiné sous la totalité de ses angles, dans l’intégralité de ses dimensions, dans la somme surtout de ses possibilités plastiques.
Avec un paquet de cigarettes, la chose allait quand même assez vite. Mais quand cette ténacité de regard s’exerce sur le champ le plus immense que puisse trouver la peinture, le visage…
Depuis longtemps, Hans Bouman travaille sur le visage humain, travaille le visage humain. Et je doute qu’il abandonne de sitôt ce qui chez lui est plus qu’un thème, mais une voie d’accès à l’essentiel. Têtu, il répète la tête, la récite, la module, comme un hindou répète le même mantra, le récite sans trêve, le module à l’infini en l’inépuisement de ses harmoniques.
Les têtes de Bouman ne sont pas visages, mais têtes, étymologiquement têtes : tessons, coquilles, bouteilles, caboches. Têtes fermées comme huîtres. Têtes serrées comme un poing, serrées sur leur douleur, serrées sur leur secret. Têtes muettes.
Têtes pour dire tête, c’est tout.
Tête, sois tête et tais-toi.
Têtes têtues. Tête entêtée à n’être bien que tête, à ne dire que tête, et non pas visage, avec les bavardages du visage, et non pas masque, avec les contes du masque.
Têtes en exstase. Souvent les yeux clos sur le nirvâna d’être tête et d’être peinture. Têtes recueillies, penchées sur la margelle de leur puits intérieur.
Têtes comme métronomes, pour battre la mesure et la démesure d’être homme. Têtes massues, têtes casse-têtes.
Têtes comme échardes dans la chair, comme esquilles dans la plaie. Tête en érection, tendues à s’en déchirer par l’incoercible désir de pénétrer l’être.
Têtes clous, pour clouer les becs et fixer le visible.
Têtes comme bornes, aux limites du monde.
Têtes qui insistent, davantage encore qu’elles n’existent.
Têtes qui surgissent ainsi que la lame d’un cran d’arrêt, l’éclat en moins.
Têtes non pas décapitées, mais qui refusent le corps, le réduisent à n’être qu’un point, le foyer d’où elles jaillissent. Comme elles refusent le monde, le condamnent à n’être qu’un fond, et plus obscur qu’elles.
Têtes immémoriales, émergeant du même bitume où s’engloutirent les dinosaures.
Têtes fusantes et refusantes. Têtes qui n’acceptent pas, ne se compromettent pas. Têtes silex, têtes pierres, têtes dures. Têtes denses, condensateurs d’énergie. Ces têtes, le côté pile de nos faces.
Hans Bouman, tenacement arrachant la tête à nos visages. Et c’est pourquoi toutes ces têtes, qui ne sont le portrait de personne, sont à chaque fois celui de qui les regarde, devenant miroirs de ce qu’est chaque homme lorsqu’il renonce à sa part de comédie.
Vanités
Hans BOUMAN s’est emparé de la très ancienne et obsolète notion de miroir. Tout son œuvre repose sur ce principe classique et en a soutiré un système déconcertant. Chacun de ces tableaux peut en fait être contemplé comme un auto-portrait. Mais l’analogie avec le portrait conventionnel que l’artiste faisait de lui-même au cours des siècles passés est d’une nature singulière, puisque ce ne sont pas ses traits propres qui sont représentés. On pourrait parler avec difficulté d’une sorte de transposition allégorique ou métaphorique par laquelle le peintre ne restituerait plus son image physique, mais une vision spiritualisée. Les visages qu’il s’obstine à répéter d’un tableau à un autre sont anonymes. Il les modèle chaque fois comme les signes blessés d’une obsession qui ne lui laisse pas de trêve. Soumises à une succession ininterrompue de métamorphoses et de déformations, ces têtes appartiennent en réalité à une complexe déclinaison sémantique. Elles sont avant tout des tropes troubles, des “tropes plastiques” qui n’ont d’existence authentique que par l’invention d’une grammaire idiosyncrasique. Cette grammaire, à son tour, trouve son fondement primordial dans des jeux de récurrences, c’est-à-dire dans les mouvements de ressac de la mémoire. Par exemple, l’une d’entre elles évoque de manière automatique comme une imitation des sculptures géantes de l’île de Pâques. Une autre nous rappelle les élongations dramatiques des expressionnistes allemands. Une autre encore, avec les bandelettes, ne peut manquer de faire surgir la vision des momies des rois de l’Egypte antique. En somme, Hans Bouman revisite le labyrinthe de la culture occidentale, se fixe sur un moment particulier, en exhume un “objet” et s’en sert comme suppôt d’une méditation implacable. Telles que je les vois, ces têtes lui servent d’instruments pour se concentrer sur un style et sur une stratégie picturale pour ensuite entrer dans son musée imaginaire, non sans avoir, au préalable, effectué un certain nombre de manipulations mutilatrices et corruptrices. Ce sont des vanitas modernes. Leur caractère inquiétant et étrange, leurs modifications morphologiques incessantes, leur outrance et leur dégradation ont remplacé l’iconographie immuable du crâne, symbole de l’impermanence du monde et de l’humanité.
Le traitement pictural, le registre pigmentaire, l’intrication de diverses techniques (qui évoluent d’ailleurs de tableau en tableau) engendrent un champ d’expérience qui se définit d’une part par la répétition du même et de ses dérivations (la figure suppliciée) et, de l’autre, par des tonalités sombres aux résonances dramatiques, une économie spatiale marquée par une gestualité violente et intense héritière de l’esprit de l’informel apparu dans l’après-guerre.
Toutefois, ce n’est pas tant la dimension grave et souvent chargée d’émotions et de tensions qui surprend dans cette collection de tableaux. On serait plutôt impressionné par la démarche qui a conduit l’artiste à leur exécution. Elle n’est pas sans rappeler celle des peintres de genre hollandais qui faisaient passer des spéculations philosophiques parfois hardies, sinon prohibées, pour de paisibles architectures de plats, de verres, de fruits, de gibier et de fleurs. Dans la perspective qu’il s’est donné, Hans BOUMAN ne se dissimule pas. Mais, avec tout ce que sa recherche recèle de fortement compulsionnel, il n’en use pas moins le subterfuge de la litote. Tout ce qu’il a à dire est dit dans ce point de focalisation incandescent, qui résume sa conception de l’être, de son devenir et de ce qui l’entoure -mers, ciels, sociétés et natures.
D’abord une figure, verticale, longiligne, quelquefois même étroite, régulièrement inscrite dans un espace évasé qui la serre et la concentre. Une figure érigée en effigie, radicale, dense et immobile, une figure d’une force telle qu’elle s’apparente à un masque. On pense tout de suite à une figure primitive, extra-occidentale, comme celle des Toradjia aux îles Célèbes, ou encore à quelques marottes terribles auxquelles il ne manquerait qu’une tige ou un sceptre pour se voir agitées. Hans BOUMAN, lui, parle de “visage”. Ceux qui se sont logiquement imposés à la suite de son travail sur le corps humain. “Je me suis rendu compte que la partie la plus intéressante de l’homme était la tête, le visage, parce que c’est ce qui exprime le plus, ce qui provoque le plus”.
Au point, justement, par leur présence et leur magie, de gagner ce statut de masque. Car s’ils sont d’un hiératisme à toute épreuve, les visages de BOUMAN n’en semblent pas moins investis d’une énergie retenue et d’une vie intérieure particulièrement animée, à l’image d’ailleurs de chaque toile dans son ensemble. En effet, si la figure – visage ou masque qu’importe – est le premier élément qui s’impose au regard, elle est aussi le sujet, prétexte idéal à la peinture et au travail de la matière qui procède toujours ici d’une démarche énergétique. Acrylique et sable, huile, lamelles de bois, papier goudronné, toile, tous les matériaux sont utilisés et réunis pour générer cette figure centrale qui tire toute sa force de leurs couleurs, de leur travail, de leurs accidents. Ici la peau est plissée, granuleuse ou ravinée, là un globe oculaire se creuse dans une anfractuosité, ailleurs l’impression générale du visage naît de la manière dont la matière accroche la lumière. Collés, brouillés, broyés, brûlés, les matériaux s’accordent parfaitement pour créer la forme et lui donner sa résonance. Toute la magie de BOUMAN est là, dans ce jeu sur la matière picturale et dans cette capacité d’en faire jaillir, aux sens propre et figuré, une figure immédiate, concentration parfaite de la vitalité, pour bâtir la toile et irradier son espace jusqu’à faire éclater ses limites.
Une œuvre, qu’est-ce donc ? Une vie ou tout comme.
Les objets qui s’égrènent pour constituer une œuvre se revendiquent d’un plaisir, mais y a-t-il toujours plaisir quand la nécessité de faire se heurte au front du monde et à la matière tenace de la peinture ?
Quand ces objets sont comme le dit l’artiste de probables miroirs de lui-même, la tâche ressemble à une quête essentielle dont on craint d’en connaître l’origine autant qu’on le souhaite.
Et il y a le travail qui n’ouvre que sur la perspective de ses quatre murs de l’atelier, mais la peintures les creuse de ses lumières. Lumières noires à nos yeux qu’il faut reconnaître d’un autre genre. Lumières qui prennent prétexte de notre regard pour aller vers un au-delà, point ultime de la quête de Bouman.
Sans fumée, sans musc ni fétiche, au-delà des images, venues non de la pensée et comme sous l’effet d’une possession, ses tableaux, – mais aussi l’entier de son œuvre – témoignent d’une recherche sans destination mais qui le présente aux autres dans la plus grande nudité, regard étonné, mais jamais perdu.
La peinture, comme un diapason, met l’homme à l’échelle de lui-même. Pas si haut – voilà bien longtemps que les idéaux sont devenus des marionnettes –, mais jamais au bas du désespoir, car toujours sur les pas de ces autres artistes qui avant lui tentaient de faire une clarté de la nuit.
Le feu des bronzes, la fulgurance du numérique, les tensions dans l’atelier, l’œil au bout de la main. Le cœur comme la clef d’une fugue qui ici fait œuvre.
Ici, il n’y a pas d’oracle, et comme en tout ce qui tient la spiritualité la réponse est dans la question même que ne cesse de nous poser ses figures.
Dans l’atelier de Hans Bouman
Je m’en souviens comme si c’était hier : j’ai vu pour la première fois les œuvres de Hans Bouman dans la galerie de Massimo Riposati, située via Garibadi, dans le quartier du Trastevere à Rome. Le regretté Riposati m’avait demandé si ses œuvres m’intéressaient, si je me sentais d’écrire un essai à leur sujet. Oui, elles me plaisaient, et j’étais prêt de me lancer dans l’aventure, même si j’ignorais tout de cet artiste.
Ces quelques pages ont bien paru, dans un vilain catalogue publié en France. Mais j’ai dû attendre plus d’une décennie avant de faire sa connaissance. Il avait un physique très caractéristique de son pays d’origine et était devenu le Kees Van Dongen de son temps, car il était le seul artiste hollandais connu à Paris. Il continuait à peindre des tableaux qui ressemblaient beaucoup à ce que j’avais vu à Rome : de longues têtes noires qui surgissaient du néant et constituaient un mélange d’art nègre et de déformation moderne. Elles avaient, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, quelque chose qui en imposait beaucoup et qui possédait je ne sais quoi de religieux. Pourtant, il m’apparut très vite que l’artiste n’avait pas eu une intention spirituelle. Ou tout du moins sa spiritualité aurait été celle de l’art, comme le stipule le célèbre ouvrage de Vassily Kandinsky. Et nous étions en un temps où la répétition était une vertu. Cela va de soi, ses têtes qu’on aurait pu croire énormes comme les énormes statues renversées sur l’Ile de Pâques, avec des traits assez similaires : outre la dimension, le mutisme, la force hiératique, la grossièreté des traits du visage, les socles imposants… Mais Bouman est avant tout un grand amateur de l’Afrique, où il est allé à plusieurs reprises (il en a d’ailleurs rapporté des statuettes qui lui ont inspiré de belles sculptures).
Mais, plus je les regardais et plus je me disais que je faisais fausse route. Ces figures n’étaient peut-être pas colossales, elles n’étaient pas nécessairement d’inspiration africaine, et n’évoquaient pas un passé lointain. Non, il ne faisait pas de l’archéologie. Quel que soit l’influence de cet art rituel des tribus du continent africain, il est certain qu’il a visé un contenu des plus modernes. Non pour être à la mode, cela va sans dire, mais parce que sa peinture avait été conçue à cette fin : elle devait beaucoup à l’expressionnisme, sans l’imiter. Il avait le besoin de produire un masque pour dissimuler quelque chose qui se rapproche plus d’Alberto Giacometti que d’autre chose.
Là où le blanc régnait en maître chez le premier, pour lui, le “la” sera donné par ses teintes ténébreuses.
Un beau jour, il a abandonné le registre qu’il avait exploré pendant des années pour faire diverses expériences, comme des ouvrages engendrés par l’électronique. Puis il est revenu à la peinture et a présenté des corps disloqués qui étaient composés de différentes couleurs. C’était une anatomie dont on ne pourrait trouver l’équivalent en peinture que chez Francis Bacon. Mais il n’y avait dans son cas aucune volonté tragique de montrer la nudité de l’homme, qui ne serait plus que de la chair sanguinolente de boucherie. Au contraire : ses formes sont certes énigmatiques et troublantes, mais elles ne présentent rien d’effroyable. Elles sont là pour donner à voir la dimension labyrinthique de l’être, et l’idée qu’on s’en fait dès qu’on tente de plonger dans les tréfonds de sa réalité. Cette suite était remarquable, car elle possédait quelque chose de déroutant et tenait lieu de méditation métaphysique. Mais, je le répète, sans aucun aspect sombre et morbide, à l’opposé des vanitas de ses ancêtres du XVIIème siècle. Il ne s’est jamais voulu métaphysicien.
Plus récemment, il a tenté de faire une synthèse de toutes ces périodes et a associé des têtes réduites, grossièrement cernées, des fragments de corps et des fonds blancs ou striés de bleu, avec toujours beaucoup d’ocre brun. Il en est arrivé à imaginer des ensembles abstraits (ils nous apparaissent tels au premier regard), ou alors des compositions abstraites avec un registre chromatique réduit à trois couleurs (par exemple : le blanc, le bleu et un brun rouge) où n’apparaît qu’une tête de taille modeste et décentrée. L’effet est frappant : en ayant moins d’éléments encore, ceux-ci prennent une consistance mystérieuse et prégnante. Il franchit une nouvelle étape de son parcours : il ne change jamais de cap, mais ne fait que modifier singulièrement le rapport entre ce qu’il « dessine » et les éléments du spectre dont il s’empare. C’est d’une beauté qui n’est pas apaisante, mais comme une question dont on ne trouve jamais la réponse, sans pourtant plonger le spectateur dans des abîmes d’angoisse. Non, les tableaux nous interrogent sans cesse et n’espèrent pas tirer de nous une quelconque réponse car ils n’auraient plus aucun pouvoir. Ils perdraient tout intérêt. Ce qui nous fait les aimer, c’est qu’ils constituent des miroirs où notre pensée est mise en difficulté et notre sensibilité remise en cause. La peinture sert à cette fin : ne pas refléter nos goûts et nos inclinations, mais les soupeser et se demander si nous n’étions pas dans l’erreur. Le beau est ailleurs. Hans Bouman nous offre une beauté porteuse d’énigme et c’est ce qui fait son grand talent.
Les âmes silencieuses
« Je sens qu’une toile est achevée quand tout en elle est justifié » annonce Hans Bouman qui, par une obsédante et infinie découverte de la figure, en quête d’une harmonie aussi subtile qu’omniprésente, explore la présence humaine dans sa masse, sa force, son aura.
Depuis une trentaine d’années, l’artiste néerlandais, ancré à Paris, construit son œuvre tell un mantra, habité d’une souterraine et indomptable énergie. Ses êtres sans visage, au regard sans prunelle, semblent conter un au-delà intérieur. Leurs corps morcelés libérés d’une physique pesanteur flottent dans un air épais, comment dansent parfois les statues.
Chez Hans Bouman, pas d’anecdote ni d’artifice : tout est aussi réel que symbolique, aussi terrien que spirituel. La réalité devient un ferment de mystère, où, en peintre de l’âme, il plonge son regard introspectif pour s’y confondre.
« Quelque chose de l’esprit qui se mélange et se superpose »
D’opacités crayeuses en contours épais, d’accidents de reliefs en strates tangibles, qui lui ont valu, à tort, une étiquette « matiériste », Hans Bouman sert une incarnation souveraine, immobile et mouvante, hypnotique et fière. Sur le fil tenu d’une vérité à découvrir, il brosse, gratte, applique, conjugue les apports formels de son périple intérieur, nourri d’observations, de rencontres et d’immersions en terres inconnues. Ses voyages en Chine, au Moyen-Orient, en Asie du Sud-est et en Afrique – où il s’est rendu plus d‘une vingtaine de fois – annoncent souvent, comme des prémonitions, d’intuitives retrouvailles.
« Mon premier séjour au Burundi fut une redécouverte, comme si je connaissais déjà ce pays et son continent dans leur profondeur, leur essence et leur silence. » Ses nombreuses expéditions auraient-elles alors la vertu d’une thérapie de l’émotion, permettant d’évacuer les constats, ne lui laissant plus à peindre que l’essentiel. Car tel un pèlerin ou un chamane, Hans Bouman a pris la route là où tout commence, dans l’esprit d’un homme aux traits énigmatiques, à l’expression animale, à la plastique minérale. Le chemin qu’il emprunte est rude, jonché d’obstacles, d’impasses et de chausse-trappes, mails il le porte vers cette forme dont l’archaïsme fertile et la vigueur tellurique synthétisent et interrogent les civilisations. Des contraintes du peintre naissent leur pouvoir libérateur, une rigueur de l’épure et une exigence absolue.Une constance de l’épure. Dans cet élan, la couleur, longtemps absente de son œuvre, surgit aujourd’hui comme un signe : « Elle tend à purifier ma peinture, » conclut-il.
Ainsi, lavée de tout superflu, animée d’une vie sourde et vibrante, la figure de Hans Bouman se dresse, divine et démoniaque, sans titre ni référence, dans un monde sans repère, un réalisme sans rivage, un expressionnisme sans affect.
Toute puissante, partant de son essence pour y revenir sans cesse, elle invente, avec sagesse, un langage immortel. Une poésie universelle ?
Depuis les années 80, Hans Bouman a donné naissance à un monde dominé par un visage d’homme. Et cet homme est noir. Il est noir à plusieurs titres : noir de peau, peut-être, car l’Afrique l’a toujours attiré, mais noir aussi d’un point de vue intellectuel. Il fait aussitôt penser à une image totémique, aux traits hiératiques, à la stature impressionnante, presque démesurée, à l’expression impénétrable. Sa physionomie, bien qu’elle ait beaucoup changé au fil des années, parfois d’un tableau à l’autre pendant une même période, sa manière de le peindre a aussi beaucoup changé, avec des dominantes brunes, qui se rapprochent du brou de noix, et le plus souvent des dominantes noires. Peu à peu, son visage a les yeux clos, s’allonge, prend une apparence onirique ou cultuelle. Il se transforme sans cesse tout en restant immuable dans ses principes. Il se referme sur lui-même et se pétrifie. Mais ses variations le rendent vivant. Son expression est parfois sereine, parfois terrible. Il peut ressembler à une apparition fantomatique sortie du néant, un être terrifiant qui s’est échappé d’un espace sombre et désespéré. Mais il est difficile de savoir s’il a tout à fait à voir avec une tête minéralisée ou à une statue taillée dans un bois rongé par le temps et les agressions des éléments. Bon nombre de ces visages sculpturaux, quand ils sont vraiment noirs, sont rendus par des tonalités très différentes. À mon sens, tous ces visages n’en sont qu’un saisis à divers moments de l’existence de l’artiste, de sa pensée, de sa relation au monde et aux autres. Ce sont des autoportraits sous un masque. Ou, plus exactement, le masque est le véritable portrait qu’il entend nous faire observer et non son propre visage comme avait pu le faire son compatriote Rembrandt autrefois avec une incroyable obstination. Le geste pictural remplace l’exactitude des traits et le phénomène de la série, la répétition d’année en année de ce regard sur soi-même. La seule chose qui le rapproche de l’auteur de la Ronde de nuit est ce besoin de raconter son existence et de se révéler tel qu’en lui-même dans les seuls termes de la peinture. Hans Bouman n’a pas peint que ces visages majestueux et un peu effrayants. Mais, à partir de l’an 2000, il a décidé de renouer avec cet usage et de reprendre des figures qu’il traite d’une manière assez diverse. Le cadrage de la tête est plus élaboré. Le contour du visage, son modelé, est à la fois plus statique (pariétal) et pourtant plus charnel, raviné, dramatique. Ses yeux sont cernés et il émane d’eux des sentiments forts. Quand on le découvre de profil, ses traits sont rendus par des estafilades noires. On songe quelques fois à un Christ flamand supplicié, à la chair douloureuse ci blessée. Cette face souvent aveugle nous scrute, nous interroge, nous intrigue, nous fait peur, nous remet eu question. Énigmatique et chargée d’angoisses, cette tête picturale est la manifestation d’un désir de retrouver l’âme de l’art « nègre », de la grande peinture hollandaise du Siècle d’Or et de la modernité cubiste, entre autres. Hans Bouman travaille plus par défaut que par excès ci même si son sujet est fort et prégnant, il a une retenue naturelle qui veut que le mystère demeure et que le spectateur se retrouve seul devant un être qui a un aspect monstrueux et la fonction d’un sphinx : c’est chacun de nous qui doit découvrir dans tout ce noir ce qui gît au fond de son âme.
L’Afrique fantôme, d’Hans Bouman
D’aucuns se souviennent des grandes têtes hiératiques qu’Hans Bouman avait peintes pendant les années 1980. De toute évidence, leur inspiration était surtout africaine (et nul n’ignore que l’artiste éprouve une authentique et profonde passion pour les cultures traditionnelles du continent noir). Ce qui frappait alors dans ces compositions majestueuses, ce n’étaient pas les références plus ou moins affirmées à ce qu’on appelait à l’âge du cubisme l’« art nègre », mais plutôt le travail de la matière, dans l’épaisseur et la densité de la matière ; et aussi le travail de la couleur, qui procurait le sentiment d’un noir prégnant et pourtant impur. Depuis lors, son travail a beaucoup évolué. Récemment, comme on a pu le voir lors de son exposition personnelle à la galerie Area, Bouman s’est employé à explorer les ressources de la composition virtuelle, aboutissant à des œuvres associant les pratiques anciennes et les pratiques liées aux nouvelles technologies.
Depuis quelque temps, et cela se vérifie depuis son exposition personnelle à Clamart et puis lorsqu’il a participé au Rêve de Joseph K à la collégiale Saint Pierre d’Orléans, le peintre a choisi d’une part de revenir aux têtes emblématiques héritées de son Afrique intérieure et, de l’autre, à une purification des formes et une plus grande fluidité de son style. Il en résulte des volumes sculpturaux, puissants, impressionnants, qui paraissent constituer des masses pondéreuses dans un espace qui semble immatériel et emporté par des mouvements aériens. Il est vrai qu’il s’est aussi consacré à la sculpture, à la sculpture monumentale autant qu’à la sculpture ornementale. Cette expérience lui a appris à imaginer des tableaux qui puissent être à la fois la magnification de la matière et de sa masse et l’expression d’une abstraction qui est celle de la peinture, la peinture étant la fabrication d’un simulacre quel que soit le rapport établi avec le monde réel ou avec le monde des abstractions.
Hans Bouman est parvenu à franchir un cap décisif dans son histoire personnelle : ces œuvres nouvelles prouvent qu’il a gagné une plénitude et une force alors que son écriture s’est libérée d’influences contraires et donc contraignantes. La subtilité du dessin fait corps avec l’exercice même de la peinture dans une fusion qui attribue à chacune de ses toiles une subtilité et une intensité qui ne se démentent jamais.
Sans doute me dira-t-on que j’extrapole, mais ces compositions sont à mes yeux un cycle d’autoportraits. Mais, à l’inverse de Rembrandt, ce ne sont pas ses propres traits qu’il trace et dont il joue, mais ses sentiments, ses passions, ses doutes, ses rêves, sa pensée de la peinture entre le virtuel et le tangible. En somme, voici des autoportraits secrets dont on ne sait s’ils prennent consistance ou vont s’effacer peu à peu, avec toute l’énigme qu’ils supposent.
J’ignore si Hans Bouman connaît le portrait pour le moins surprenant que Bartolomeo Venero a exécuté au début du XVIe siècle à Milan. Le jeune homme a un visage au visage allongé et souffre d’un strabisme marqué. Sa tête est couverte d’une coiffure magnifique et il porte un manteau bordé de fourrure et brodé d’entrelacs dorés – les mêmes entrelacs qu’on retrouve autour du labyrinthe parfait qui lui recouvre presque entièrement la poitrine. Celui-ci est peint en opr et se découpe sur un fond noir (je dis bien « peint », car il est difficile de l’envisager comme une pièce de son habillement).
Qu’on ne me demande pas ce que peut signifier cette composition car malheureusement je l’ignore. Mais elle peut néanmoins fournir un lien précieux avec ce que Hans Bouman a voulu entreprendre avec ses œuvres récentes. En effet, il a voulu établir une corrélation étroite et directe entre la configuration dédalique dans sa manifestation la plus classique (c’est-à-dire comme représentation idéale du monde) avec des images de synthèse qui reproduisent des figures de la peinture de la Renaissance. En sorte que nous avons affaire avec un peuple d’ombres qu’il met en scène sur la toile par superposition et collage. Une sorte de mélancolie diffuse mais prégnante entoure ces compositions. L’association de ces deux éléments, le premier étant de nature symbolique, le second, appartenant à l’histoire de l’art, donc à notre mémoire commune, étant extrapolé, hors contexte, comme éloigné de tout ce qui a fondé son identité, produit un effet de mystérieuse abstraction. Ils jouent sur le registre des réminiscences, mais aussi comme entités plastiques en soi et pour soi. De leur confrontation abyssale découle une énigme. Mais l’artiste a-t-il vraiment placé ce piège au cœur de son dispositif ? Je ne crois pas qu’il ait souhaité se transformer en sphinx pour faire de chacun de nous un Œdipe en puissance, placé dans l’impossibilité de répondre. Je pense plutôt que c’est lui-même qu’il interroge chaque fois qu’il conçoit un tableau. Il se demande ce que peut la peinture à l’heure qu’il est et quelle relation elle peut encore ébaucher avec son récipiendaire. Le voyage intérieur qu’il a commencé depuis qu’il a embrassé le métier de peintre l’a fait aborder sur des rives obscures et minées. Maintenant qu’il a le sentiment de se rapprocher du centre, les questions n’ont pas que de se multiplier, se faisant plus pressantes, plus angoissantes, mais aussi plus exaltantes. Surtout si le centre n’a jamais existé.
Comment ne pas faire un autre rapprochement avec ces lignes de l’Inscription pour un labyrinthe de Daniel Gaspard de Lohenstein où ce dernier avertit le lecteur en 1676 : « Combien vous vous trompez mortels, en voyant dans ce trompeur édifice une tromperie qui veut vous égarer. »
Cher Hans
Tu te plais à souligner que tu n’es plus hollandais, après plus de 25 années vécues en France. Pourtant la voix de la peinture néerlandaise résonne profondément dans ton œuvre, et on ne saurait te dissocier de ton contexte originel : Rembrandt se cache dans la constance des portraits et dans la véhémence des proportions. Mondrian se cale à tes côtés dans l’abolition de la perspective et la construction.
Ton arrivée à Paris en 1980 marque le début de ton aventure picturale : « Une mer de temps s’étalait devant moi, je récupérais toute ma fatigue », me dis-tu. Ce sommeil mystérieux qui s’abat sur toi pendant un an, est-ce le temps de gestation nécessaire pour que tu deviennes peintre ?
Lorsque tu abordes cette aventure, tu ne sais rien encore du temps tragique qui t’attend. Pendant trois longues années, tu vas te confronter à un vide effrayant : QUE PEINDRE ?
Pour conjurer ce vide tu t’attaches à peindre les objets du quotidien – paquet de cigarettes, téléphone…-. Cela a-t-il été ta manière à toi de t’approprier cette nouvelle société ?
Finalement tu discernes que c’est l’être humain, et exclusivement lui, qui t’intéresse.
À partir de 1985, et pendant une dizaine d’années, ton œil, comme le zoom de l’appareil photo se rapproche de la tête : « Parce que tout est dans la tête : le bien et le mal, les sentiments ; c’est le lieu de la réflexion et de la pensée ».
Un besoin inlassable de dire l’Homme s’empare de toi.
Comme le marcheur pour qui chaque pas fait naître une randonnée, pour toi chaque tableau de tête fait éclore une série.
Une série ce n’est pas une durée, c’est une suite de temps arrêtés, d’instants d’émotion.
Hans tu travailles et tu cherches sans cesse. Tu veux te surprendre, toujours.
Ton regard scrute, épie, fouille à l’intérieur comme s’il voulait découvrir une énigme. Énigme que tu traites d’un geste brutal, tranchant, construisant par méplats des visages taillés à coups de serpe : « Je suis un constructeur d’images, je trouve une solution au tableau plus par la technique que par la forme ».
Par les ocres, les bruns, les noirs et les ardoises, tu traques l’ombre et la lumière, bien que tu dises : « Je ne suis pas coloriste, j’aime la couleur chez les autres ».
Ces portraits sont pour toi des épreuves. Ils te permettent de tenir tête aux exigences de la peinture, d’en relever le défi.
La patience, l’humilité, l’acharnement sont nécessaires. Cette recherche obstinée est indice de ta volonté et de ton ambition.
Tu recommences encore et encore la même tête car elle n’est jamais la même.
Dans une série ce qui varie c’est la matière – l’épaisseur de l’empâtement -, c’est la couleur – l’intensité des noirs et des bruns -, c’est la lumière, c’est l’expression. Tu revendiques : « Quand je ne comprends plus rien à ce que je peins, il reste le mystère, le sentiment, l’instant, l’émotion, c’est ce que je fais de meilleur ».
Les différences comme les ressemblances sont les traces d’une recherche. Les traits du visage ne sont qu’indications, comme le visage du suaire.
La bouche est fermée. Tu affirmes : « Je ne dis rien donc je dis tout. Surtout pas de parole, l’explicite pourrait tuer mon travail ». Les yeux sont fermés, les oreilles sont invisibles, le cou est marqué par un trait de manche de pinceau taillé peut-être, la tête est tendue, impassible.
Les yeux clos nous disent des regards plein de silences
La bouche close nous dit l’écoute intérieure
L’oreille absente nous dit le dialogue solitaire
Les yeux clos fouillent de leur regard rentré un monde intime
La bouche close hurle la souffrance de l’accouchement de l’œuvre
L’oreille absente dit la solitude
Les yeux clos pleurent de tristesse
La bouche close dit l’instant
L’oreille absente nous dit qu’il n’y a rien à comprendre
En 1995, le travail de la matière te lasse et tu recherches plus de fluidité dans la matière. Tu troques les papiers goudronnés, le carton et la colle contre le papier de riz abondamment mouillé avec de l’eau. Tu joues avec les reliefs aléatoires qui apparaissent sur la surface de la planche.
La peinture commence à te rendre comme fou.
Pour te sortir de l’obsession des têtes tu fais une brève incursion vers les Déesses, et tu les nommes. Pour la première fois.tes tableaux ont un titre.
En 1999 tu achètes un ordinateur.
Tu construis le temple du passage Piver où tu vis et où tu travailles.
Puis tu voyages. En Afrique surtout. Là, des objets, des bois fossilisés, des matériaux de récupération deviennent totems.
La sculpture prend de l’importance dans ton oeuvre, au même titre que ta pratique picturale. « Je m’écarte du pinceau et je construis ». L’art nègre est sublime car il est sans signature, sans recherche de reconnaissance par l’argent. Son but t’apparaît sacré – en vue de la fécondité, par exemple -. Dans ce sens tu dis que c’est un art utilitaire, comparé à celui de l’occident beaucoup plus intellectuel.
Pour toi Hans la beauté absolue c’est Giotto. Tu y ressens une intensité, comme une sorte d’érotisme. C’est un art qui éduque comme le ferait un livre. Tu considères qu’après Giotto tout a été dit ou presque et qu’après il y a eu une crise de la création artistique.
Aujourd’hui Hans tu te retrouves devant le même vide terrifiant de tes débuts. « Venir après Picasso et Giacometti c’est trop dur, avoues-tu, la peinture est morte, tout est déjà fait ».
Tu analyses la crise de création que tu affrontes par la dépression du marché de l’art. Les galeristes prenant moins de risques, perdent leur dynamisme. Beaucoup d’artistes quittent la France. Dans ce contexte, ton énergie créatrice décroît. Tu deviens amer.
Hans tu es à vif. Dans une quête inquiète, tu nous supplies de regarder tes nouvelles propositions :des têtes encore et toujours.
Tu sais tirer parti du regard des autres, il te donne une distance par rapport à ton travail.
Comme un retour aux sources, tu te balades un carnet de croquis à la main. Avec l’ordinateur, tu transposes tes dessins, les agrandis, les imprimes et les repeins en les quadrillant. L’ordinateur devient ton pinceau numérique, la photo et la vidéo tes nouveaux outils. Te réclames-tu aujourd’hui comme autrefois constructeur d’images ?
Comme tout grand artiste tu es conduit à l’humilité, à la simplicité. Dans cette difficulté, tu es éprouvé. Tu souffres, – seul avec ta peinture -. Cette solitude, sans repère et sans réponse, n’est-ce pas aussi la nôtre face à l’irrémédiable de la condition humaine ?
Hans nous te suivons dans ta démarche, au moyen de ces portraits que tu peins, que tu sculptes, que tu numérises, que tu photographies.Tu le sais, ton œuvre n’a d’importance que si elle appartient au sacré, au spirituel.
La métamorphose qu’est la création artistique ne conjure-t-elle pas ton désespoir ?
Avec toute mon amitié,
Annick CHANTREL LELUC, Octobre 2006
Pas plus qu’un mystique ne se répète tandis qu’il prononce une fois encore ce qui appartient à son rite, Hans Bouman investit ce qui n’est pas de l’espace mais témoigne d’une conception du temps; ce par quoi l’art échappe au visuel pour définir au-delà des mots, ses emblèmes.
La peinture – du moins celle-là – ne serait pas un acte de production, mais l’actif témoignage des nécessités de l’art nous permettant d’approcher les inappropriables forces qui constituent les mythes et les mystères fondateurs de l’homme. En refusant la séduction, il nous invite à quelque transcendance, à mêler l’émotion éprouvée au soufre grave d’une pensée qui dépasse le corps et le mesure à ce qui le déborde les mystères mêmes qui l’organisent et le fondent. Cette peinture n’est-elle pas là pour nous rappeler et vaincre la mort ?
Ils sont ces tableaux, une borne entre la vie et cette autre chose, qui tel un gouffre ressenti apparaît resouvenu, jachère commune où le peintre nous dit que les blessures de chacun sont celles de tous.
Son engagement, c’est de donner plus de voix à la matière picturale, aller au-devant de cette objectivité de la peinture qui prête sens à sa recherche et affirme encore plus fortement son point de vue spirituel.
Car si c’est du sens, celui-ci s’affirme au travers de ce que l’on voit et imperceptiblement change ses tons ; ils deviennent plus fluides, aériens.
Ils offrent de changeantes surprises, tandis que l’artiste explore une palette neuve, d’autres superpositions de papiers plus fins et translucides comme si lui aussi avait rencontré la lumière – peut-être en Italie…
Avec la mesure qu’on lui connaît, il envisagerait d’explorer son éclat, prudence de celui qui comme Eliphas Levi sait que « noir est le soleil pour qui le regarde en face ».
Il est hollandais, vit depuis des années à Paris et se concentre sur un seul et unique sujet : la tête. Ce n’est pas du rabâchage stérile mais une quête obstinée. La rétrospective que lui consacre le superbe espace Kiron pour saluer ses dix années de peintures, dessins, gravures et livres, révèle que dans la noirceur d’un trait, dans le dessin épais et par l’emploi de jus bruns sur la toile, le propos de Hans Bouman relève quasiment de l’interrogation existentielle : quel visage, quel espoir, quel sens donne l’homme à sa vie aujourd’hui.
Le double visage d’Hans Bouman
Saint-Denis, banlieue parisienne. En bordure d’une bretelle de l’autoroute du Nord, au fond d’une cour, une ancienne imprimerie. Au milieu de la porte, six lettres peintes : BOUMAN. « Je ne suis pas un peintre classique. Je construis des images », prévient celui qui l’ouvre. Le grand jeune homme pâle s’efface pour laisser voir de longs murs blancs. Au milieu de la pièce, un masque dogon, taillé dans un interminable tronc d’arbre africain, trône au-dessus d’un poste de télévision. À gauche, quelques pots de couleurs (des bruns et des gris pour l’essentiel) et des pinceaux. À droite, une réserve. Quelques peintures terminées y attendent leurs collectionneurs. Au dos des châssis, une date. À la surface des toiles, une tête : « Mon âme, ma signature, l’endroit où j’entre dans l’œuvre. »
Depuis dix ans, Hans Bouman peint le même visage. Depuis dix ans, il répète les mêmes gestes : horizontaux pour le front, le menton, les yeux et la bouche, verticaux pour le nez et diagonaux pour les joues aux allures de lames de couteaux. Depuis dix ans, les critiques d’art saluent la dimension emblématique et les allures primitivistes de ce motif exclusif. Alors, quoi de neuf ? « Je ne cherche rien. C’est une bagarre qui continue. Je ne sais absolument pas où je vais. À un moment, j’ai eu le sentiment d’impasse. Je n’avais plus d’émotion. Rien que de l’angoisse. Mais, à présent, je sais que le même est toujours différent. » Yeux bleus, cheveux de paille, Hans Bouman parle doucement. « Des années de travail ne tiennent pas en quelques mots », dit-il en dévoilant un grand format récent. Le visage y est particulièrement vertical, anguleux, cristallin. Net. Comme si le peintre y avait raccourci la distance qu’il maintient habituellement entre lui et son sujet, celle qu’il matérialise avec des effets de matière. Des croûtes, des plissements. Des hommages à Rembrandt. Des semblants de plaies. « Je cogne cependant moins comme un boxeur que comme un joueur d’échecs. »
Comme une peau brûlée, une ampoule emplie de lymphe née à l’endroit d’un frottement répété, et sur laquelle on presse régulièrement pour se persuader que le corps sain vibre toujours en dessous, chacune des œuvres d’Hans Bouman est tendue, chaude, translucide. À l’endroit où son pinceau appuie le plus, le visage synthétique qui apparaît immanquablement rappelle que la peinture n’a jamais eu d’autre double nature que celle de fenêtre et de miroir. Et que celui qui la regarde ressemble toujours à ce qu’il voit.
Rainer-Maria Rilke dans ses lettres sur Cézanne écrit : « Lorsqu’on peint, on peut déboucher soudain devant une chose si démesurée que personne n’en viendra jamais à bout. »
C’est peut-être en toute ingénuité qu’Hans Bouman s’est avancé sur ce chemin. Alors, « la chose démesurée » s’est imposée de façon obsessionnelle : la tête humaine à la fois miroir de l’autre et sans doute autoportrait mental, microcosme symbole de l’esprit, opposé au corps manifestation de la matière.
En cadrage serré, proche du gros plan, l’artiste par des couleurs somptueuses quoique austères (gris, noir, ocre, vert, bronze, rouge éteint, blancs salis), construit ses toiles d’une expressivité poignante.
La tête, toujours solitaire, propose un face-à-face, elle interroge, on l’interroge, et de cet échange muet peut-être jaillira la réponse, chargée de mystère avec ses yeux sans regard, elle instaure comme l’icône une communion au secret des choses et du temps. On songe au Christ de Georges Rouault.
Cette charge spirituelle est incarnée dans une matière banale faite d’acrylique, de pigments, de plâtre de terre, de carton ondulé, de papier froissé. La technique acquise a l’Ecole Graphique et aux Beaux Arts d’Amsterdam permet de calculer le juste rapport entre l’objet, le fond, la forme, la couleur, le trait, la lumière, les contrastes. Tout concourt à l’essentiel pour une peinture de haute qualité.
La ténacité de ce matiériste, Sisyphe prêt à représenter cent fois une tête toujours différente est un défi jeté à l’art. Dans un tête-à-tête dramatique, l’artiste tente de répondre aux éternelles questions que se posait ainsi Voltaire : « Que suis-je ? Où suis-je ? et d’où suis-je tiré ? Atomes tourmentés sur cet amas de boue… ».
Visages…
au plus loin de toute physionomie,
plus encore de toute psychologie,
au plus extrême que l’on puisse envisager
de dévisager le visage de l’homme.
Visages…
au-delà des émotions,
au-delà des sentiments,
au-delà des impressions,
au delà des préoccupations,
des spécifications, des cultures, des “races”,
tellement au-delà de toutes particularités
que chacun peut y découvrir son visage,
à quoi il ressemble quand,
mille et mille fois par jour,
(combien de fois par vie ?),
il vacille entre l’informe et la présence,
trébuche d’absence à centre,
puis entre auréole et tache,
sans cesse.
Visages, ici, sans histoires ni histoire,
délivrés du vain souci
de se composer une figure,
depuis longtemps purgés des
‘misérables petits tas de secrets”,
seulement concentrés sur l’étonnement d’être homme,
c’est à dire d’être au monde,
et de lui faire face.
D’être face à sa face.
Visages au bord de basculer,
en lisière de se perdre,
vers l’informel, l’insignifiant,
entre la brutalité du bloc et la gratuité du geste.
Visages au bord.
Au bord de tout autre.
Mais juste au bord.
Mais au bord justement.
Et nous révélant combien il est évident de trouver la figure humaine,
et combien il est impossible de la défigurer,
de la nier, de la perdre, de la confondre,
mais aussi à quelques extrémités de sens
et de puissance on peut la porter.
Visages de Hans Bouman.
Portraits de l’artiste en tant qu’homme,
obstinément chercheur de ce qui lui résiste,
obstinément résistant à ce qu’il trouve,
obstinément s’interrogeant en silence
sur cet enthousiasme insatisfait,
notre nature.
Au moment où tant et tant d’entreprises saumâtre
tentent de faire du visage un logotype,
cette œuvre consacre, célèbre et adore
l’impossibilité d’y voir jamais autre chose
que le plus vertical de tous les horizons.
Tous ceux qui connaissent un peu son travail le savent : Hans Bouman est un peintre de têtes. Comme on dit peintre de nus ou peintre de corps. De têtes, donc. Et au pluriel, nuance. Peintre de tête supposerait un profil conceptuel.
Bouman ne penche pas de ce côté-là. Pas du tout. En ce sens, il est plus un peintre de corps. Qui ne peint que des têtes. Alors ses têtes sont des corps. D’accord. Dont seule la partie supérieure est figurée. Pour la spiritualité et la parole bien sûr.
Mais tous ceux qui connaissent son travail le savent aussi : la peinture de Bouman a progressivement changé de tête. On se souvient des premières : matières grises, bleu ardoise, bleu gris et gris fer leur donnaient un air de pierre. Clin d’œil au “Je suis belle, ô mortels comme un rêve de pierre” de Baudelaire. Monolithiques, muettes, magnifiques de hiératisme, on les sentait chargées d’une intense intériorité. Les premières pierres de l’édifice étaient posées, restait à leur donner la parole.
Pour casser le silence de ses têtes, Bouman décida de les changer de peau. Comme on enfouit quelque chose dans la terre, il les enfonça dans la matière et dans la couleur, devenue plus sombre et quasi monochrome. Période noire, période d’airain. Seule la matière pure, en accrochant la lumière rasante, permettra à. la figure de tenir tête. Sous la forme d’une trace, d’une subtilité, d’une émergence, dont la lumière, intérieure celle-là, donnera toute la force, la gravité et surtout cette formidable présence.
Et puis nouvelle étape, et nouvelle mue avec ces dernières pièces qui voient la couleur remonter à. la surface : des dorés, des bruns, des ocres, des rouges pour évidemment donner plus de chaleur et de vie à la toile. Après la pierre et l’airain c’est la période du bois, de l’arbre.
Et les têtes ? Elles sont d’autant plus vivantes que leur lumière vient du dedans de l’intérieur de la couleur. Et d’autant plus en forme qu’elles semblent sculptées dans la toile comme dans une écorce ; comme sorties de la masse pour mieux se détacher du support. À l’image même de ce triptyque où Bouman a dressé la tête sur le panneau central pour ne mettre que de l’espace sur les deux autres. Avec ces espaces différents et structurés, il crée ainsi un rythme et fait vibrer l’ensemble. Il donne de l’écho et fait prendre l’air à sa tête. Il la fait respirer et donc vivre. À l’image aussi de ces petits formats où les têtes ne souffrent d’aucuns maux d’espace et qui montrent que, quelle que soit l’échelle choisie par l’artiste, elles savent garder leur sens de l’équilibre pour prendre toute leur dimension.
En fait, à un poil de pinceau près, elles sont prêtes à parler. Pour nous raconter quoi ? Sans doute ce que Bouman lui-même a dans la tête et qu’elles nous donnent déjà à voir : l’approche de sa fascination, sa volonté d’extraire l’essence et tous les sens possibles d’une même figure, sa recherche d’une évidence et sa quête du nom.
Et presque prêtes à nous jouer la petite musique qu’il veut lui-même entendre de sa peinture.
Hans, le tenace
Il y a deux problèmes: Hans Bouman et la tête.
Il y en aurait bien un troisième, la tête de Hans Bouman, la tête têtue de Hans Bouman… Mais ceci serait une autre histoire. Enfin, presque…
Hans Bouman, donc. De l’école hollandaise. Je ne sais trop comment définir l’esprit hollandais, sinon qu’il me paraît souvent libertaire et toujours tenace. Et quant à ceux qui se mettent à être tenacement libres, tenacement libérateurs !
Frans Hals, tenacement arrachant les Régentes de Haarlem à la grisaille de la mort quotidienne pour les précipiter dans le gris vivant de la peinture.
Rembrandt, tenacement arrachant à la peinture un ultime sourire pour le jeter à la gueule de la mort.
Van Gogh, tenacement arrachant l’univers à sa folie pour le jeter tout vif et tourbillonnant dans la fournaise de tournesols affolés, de tournesols affolants.
Mondrian, tenacement arrachant la nature à sa débordante luxuriance pour le soumettre à une discipline de fer et d’esprit.
Ce peuple, tenacement conquérant les deux cinquièmes de son territoire sur l’inhabitable, comment n’aurait-il, en sa peinture, conquis beaucoup de visible sur les hautes eaux de l’invisible ?
Et comment le peintre hollandais travaille-t-il ? Essentiellement en endiguant. Il refoule, exclut, éloigne patiemment, ascétiquement, tout ce qui ne lui est pas essentiel, son essentiel, ce terrain où il veut s’établir et se tenir fermement. Terrain qui sera bien le sien, investi et connu pouce par pouce.
Feuilletant les carnets de dessin que réalisa Bouman lors de son arrivée à Paris, en 1980, on ne voit guère qu’un paquet de Gauloises, feuille après feuille interrogé, étudié, fouillé, considéré ouvert, fermé, froissé, sommé de livrer tous les secrets de sa banalité. Puis ce fut un morceau de camembert, lui aussi soumis à la question du pastel, avec la même obstination à le faire parler, à saisir, par lui et par le dessin, tout le goût de la France.
Hans Bouman délimite son champ, puis le soumet à un travail d’attention soutenue, d’investigation serrée, et ne l’abandonnera qu’une fois examiné sous la totalité de ses angles, dans l’intégralité de ses dimensions, dans la somme surtout de ses possibilités plastiques.
Avec un paquet de cigarettes, la chose allait quand même assez vite. Mais quand cette ténacité de regard s’exerce sur le champ le plus immense que puisse trouver la peinture, le visage…
Depuis longtemps, Hans Bouman travaille sur le visage humain, travaille le visage humain. Et je doute qu’il abandonne de sitôt ce qui chez lui est plus qu’un thème, mais une voie d’accès à l’essentiel. Têtu, il répète la tête, la récite, la module, comme un hindou répète le même mantra, le récite sans trêve, le module à l’infini en l’inépuisement de ses harmoniques.
Les têtes de Bouman ne sont pas visages, mais têtes, étymologiquement têtes : tessons, coquilles, bouteilles, caboches. Têtes fermées comme huîtres. Têtes serrées comme un poing, serrées sur leur douleur, serrées sur leur secret. Têtes muettes.
Têtes pour dire tête, c’est tout.
Tête, sois tête et tais-toi.
Têtes têtues. Tête entêtée à n’être bien que tête, à ne dire que tête, et non pas visage, avec les bavardages du visage, et non pas masque, avec les contes du masque.
Têtes en exstase. Souvent les yeux clos sur le nirvâna d’être tête et d’être peinture. Têtes recueillies, penchées sur la margelle de leur puits intérieur.
Têtes comme métronomes, pour battre la mesure et la démesure d’être homme. Têtes massues, têtes casse-têtes.
Têtes comme échardes dans la chair, comme esquilles dans la plaie. Tête en érection, tendues à s’en déchirer par l’incoercible désir de pénétrer l’être.
Têtes clous, pour clouer les becs et fixer le visible.
Têtes comme bornes, aux limites du monde.
Têtes qui insistent, davantage encore qu’elles n’existent.
Têtes qui surgissent ainsi que la lame d’un cran d’arrêt, l’éclat en moins.
Têtes non pas décapitées, mais qui refusent le corps, le réduisent à n’être qu’un point, le foyer d’où elles jaillissent. Comme elles refusent le monde, le condamnent à n’être qu’un fond, et plus obscur qu’elles.
Têtes immémoriales, émergeant du même bitume où s’engloutirent les dinosaures.
Têtes fusantes et refusantes. Têtes qui n’acceptent pas, ne se compromettent pas. Têtes silex, têtes pierres, têtes dures. Têtes denses, condensateurs d’énergie. Ces têtes, le côté pile de nos faces.
Hans Bouman, tenacement arrachant la tête à nos visages. Et c’est pourquoi toutes ces têtes, qui ne sont le portrait de personne, sont à chaque fois celui de qui les regarde, devenant miroirs de ce qu’est chaque homme lorsqu’il renonce à sa part de comédie.
Vanités
Hans BOUMAN s’est emparé de la très ancienne et obsolète notion de miroir. Tout son œuvre repose sur ce principe classique et en a soutiré un système déconcertant. Chacun de ces tableaux peut en fait être contemplé comme un auto-portrait. Mais l’analogie avec le portrait conventionnel que l’artiste faisait de lui-même au cours des siècles passés est d’une nature singulière, puisque ce ne sont pas ses traits propres qui sont représentés. On pourrait parler avec difficulté d’une sorte de transposition allégorique ou métaphorique par laquelle le peintre ne restituerait plus son image physique, mais une vision spiritualisée. Les visages qu’il s’obstine à répéter d’un tableau à un autre sont anonymes. Il les modèle chaque fois comme les signes blessés d’une obsession qui ne lui laisse pas de trêve. Soumises à une succession ininterrompue de métamorphoses et de déformations, ces têtes appartiennent en réalité à une complexe déclinaison sémantique. Elles sont avant tout des tropes troubles, des “tropes plastiques” qui n’ont d’existence authentique que par l’invention d’une grammaire idiosyncrasique. Cette grammaire, à son tour, trouve son fondement primordial dans des jeux de récurrences, c’est-à-dire dans les mouvements de ressac de la mémoire. Par exemple, l’une d’entre elles évoque de manière automatique comme une imitation des sculptures géantes de l’île de Pâques. Une autre nous rappelle les élongations dramatiques des expressionnistes allemands. Une autre encore, avec les bandelettes, ne peut manquer de faire surgir la vision des momies des rois de l’Egypte antique. En somme, Hans Bouman revisite le labyrinthe de la culture occidentale, se fixe sur un moment particulier, en exhume un “objet” et s’en sert comme suppôt d’une méditation implacable. Telles que je les vois, ces têtes lui servent d’instruments pour se concentrer sur un style et sur une stratégie picturale pour ensuite entrer dans son musée imaginaire, non sans avoir, au préalable, effectué un certain nombre de manipulations mutilatrices et corruptrices. Ce sont des vanitas modernes. Leur caractère inquiétant et étrange, leurs modifications morphologiques incessantes, leur outrance et leur dégradation ont remplacé l’iconographie immuable du crâne, symbole de l’impermanence du monde et de l’humanité.
Le traitement pictural, le registre pigmentaire, l’intrication de diverses techniques (qui évoluent d’ailleurs de tableau en tableau) engendrent un champ d’expérience qui se définit d’une part par la répétition du même et de ses dérivations (la figure suppliciée) et, de l’autre, par des tonalités sombres aux résonances dramatiques, une économie spatiale marquée par une gestualité violente et intense héritière de l’esprit de l’informel apparu dans l’après-guerre.
Toutefois, ce n’est pas tant la dimension grave et souvent chargée d’émotions et de tensions qui surprend dans cette collection de tableaux. On serait plutôt impressionné par la démarche qui a conduit l’artiste à leur exécution. Elle n’est pas sans rappeler celle des peintres de genre hollandais qui faisaient passer des spéculations philosophiques parfois hardies, sinon prohibées, pour de paisibles architectures de plats, de verres, de fruits, de gibier et de fleurs. Dans la perspective qu’il s’est donné, Hans BOUMAN ne se dissimule pas. Mais, avec tout ce que sa recherche recèle de fortement compulsionnel, il n’en use pas moins le subterfuge de la litote. Tout ce qu’il a à dire est dit dans ce point de focalisation incandescent, qui résume sa conception de l’être, de son devenir et de ce qui l’entoure -mers, ciels, sociétés et natures.
D’abord une figure, verticale, longiligne, quelquefois même étroite, régulièrement inscrite dans un espace évasé qui la serre et la concentre. Une figure érigée en effigie, radicale, dense et immobile, une figure d’une force telle qu’elle s’apparente à un masque. On pense tout de suite à une figure primitive, extra-occidentale, comme celle des Toradjia aux îles Célèbes, ou encore à quelques marottes terribles auxquelles il ne manquerait qu’une tige ou un sceptre pour se voir agitées. Hans BOUMAN, lui, parle de “visage”. Ceux qui se sont logiquement imposés à la suite de son travail sur le corps humain. “Je me suis rendu compte que la partie la plus intéressante de l’homme était la tête, le visage, parce que c’est ce qui exprime le plus, ce qui provoque le plus”.
Au point, justement, par leur présence et leur magie, de gagner ce statut de masque. Car s’ils sont d’un hiératisme à toute épreuve, les visages de BOUMAN n’en semblent pas moins investis d’une énergie retenue et d’une vie intérieure particulièrement animée, à l’image d’ailleurs de chaque toile dans son ensemble. En effet, si la figure – visage ou masque qu’importe – est le premier élément qui s’impose au regard, elle est aussi le sujet, prétexte idéal à la peinture et au travail de la matière qui procède toujours ici d’une démarche énergétique. Acrylique et sable, huile, lamelles de bois, papier goudronné, toile, tous les matériaux sont utilisés et réunis pour générer cette figure centrale qui tire toute sa force de leurs couleurs, de leur travail, de leurs accidents. Ici la peau est plissée, granuleuse ou ravinée, là un globe oculaire se creuse dans une anfractuosité, ailleurs l’impression générale du visage naît de la manière dont la matière accroche la lumière. Collés, brouillés, broyés, brûlés, les matériaux s’accordent parfaitement pour créer la forme et lui donner sa résonance. Toute la magie de BOUMAN est là, dans ce jeu sur la matière picturale et dans cette capacité d’en faire jaillir, aux sens propre et figuré, une figure immédiate, concentration parfaite de la vitalité, pour bâtir la toile et irradier son espace jusqu’à faire éclater ses limites.